Le Soldat inconnu,
pour baryton et ensemble instrumental (2 clarinettes, basson, trompette, trombone, piano, baryton, percussion, violon, 2 violoncelles, contrebasse)
2013, ca 27 minutes.
Texte d'après Franz Kafka.
© 2013 Georges Aperghis – didascalia.
Une petite formation instrumentale, un soliste vocal, on peut dire que pour ce Soldat inconnu tu travaillais un matériau qui t’est familier…
Georges Aperghis : Oui, mais c’est la première fois que j’écris pour un ensemble et une voix d’homme. Mes précédentes compositions pour des effectifs similaires étaient plutôt pour voix de femmes. Pour l’instrumentation, il y a une référence très claire à l’Histoire du Soldat de Stravinsky même si, pour trouver mon équilibre instrumental, j’ai ajouté un piano, deux violoncelles et une deuxième clarinette. Le fait d’avoir deux clarinettes et deux violoncelles me sécurise toujours. Avec cette intrumentation, je me sens plus chez moi… et moins chez Igor.
Qu’est-ce que raconte ce Soldat inconnu ?
Au tout début de la pièce, il y a un homme seul tout juste sorti des décombres, des horreurs de la guerre et qui est presque surpris d’être vivant. D’ailleurs, peut-être n’est-il plus en vie puisque c’est le soldat inconnu. Cet homme est aux prises avec des émotions contradictoires. On le voit tour à tour pleurer, rire ou crier. Est-ce que c’est un survivant ? S’agit-il d’un rêve ? Est-ce que tout ceci est bien réel ? On ne sait pas. Ce n’est peut-être et finalement qu’un grand cirque. Quand l’horreur arrive à un tel degré, on bascule forcément dans le cirque et le burlesque sinon on ne peut pas tenir le coup. Louis-Ferdinand Céline a très bien raconté cette absurdité et ce grand cirque qu’est la guerre. Et particulièrement cette guerre-là. Il faut donc considérer ce soldat, comme une allégorie, un personnage musical plutôt qu’un personnage de théâtre. Il n’existe que par la musique finalement.
C’est un homme en plein traumatisme que tu nous racontes ?
Complétement. Il me fait penser à ces survivants que l’on voit à la télévision après un tremblement de terre ou sur des scènes de guerre. On voit un homme qui est là, sur les décombres et qui crie son désespoir essentialiste. Mais, dans le même temps, il y a tous ceux qui sont encore dessous sans que l’on sache s’ils sont morts, vivants, ou morts-vivants. Le soldat raconte et peu à peu il est rejoint par ce fourmillement, constitué par l’ensemble instrumental, de tous ceux que l’on n’entend pas. Les instruments ne parlent pas. On peut dès lors considérer que pour eux c’est encore pire. Ce sont des gens qui ont vécu la même chose mais qui n’arrivent plus à l’exprimer. Cela me rappelle un film d’Alfred Hitchcock dans lequel le personnage principal a un accident de la route qui le laisse absolument paralysé. À tel point qu’on le prend pour mort. Mais soudain, on voit sur sa joue une larme couler et c’est à ce moment-là seulement que l’on sait qu’il est bien vivant ; C’est cet aspect des choses que j’ai voulu traduire dans l’écriture instrumentale : les instruments sont encore vivants mais, contrairement au soldat qui lui a les moyens de dire ses mots, il faut tendre l’oreille pour entendre ce que eux racontent.
Justement, ce « soldat allégorique » dont tu parles est uniquement incarné par le soliste ou bien peut-on le retrouver également dans les parties instrumentales de l’œuvre ?
Le soldat, c’est uniquement le soliste. Tout au long de la pièce, l’ensemble l’accompagne ou va au contraire représenter le camp adverse. Pas au sens militaire du terme mais plutôt comme un corps étranger qui est là pour lui rappeler ce qui justement le rend fou. À certains moments, l’ensemble se tait laissant le soldat face à lui-même. Parfois, un instrument ou deux s’échappent de l’ensemble, comme des coryphées, pour suivre le soldat… ou le contrarier.
Pour illustrer le traumatisme du soldat, tu as choisi de travailler à partir d’un texte de Franz Kafka. Pourquoi ce choix ?
Ce texte de Kafka, Babel, m’évoque l’Europe. Je n’en ai gardé que quelques phrases, cela suffisait pour mettre la puce à l’oreille de ceux qui vont l’entendre. C’est un texte très court, très efficace et comme toujours chez Kafka, lapidaire et sans enjolivures. J’adore cette densité de l’écriture.
Ce texte, va servir de « prétexte » au deuxième aspect de ce Soldat inconnu. Au milieu de sa torpeur, il se souvient d’un conte qui avait précédé ce désastre. C’est un récit qui disait qu’il fallait absolument construire la Tour de Babel. Mais plus sa construction avançait, plus elle suscitait des jalousies ; parce que certaines parties étaient meilleures ou plus belles que d’autres. Il y avait des guerres et des combats pour s’approprier les meilleures parties de la tour. De générations en générations, les combats alternaient avec les moments de paix durant lesquels on embellissait la tour. Et de nouveau il y avait des guerres. et puis finalement arrive une génération qui a oublié le pourquoi de cette Tour. Au final, des millers de gens sont morts sans vraiment savoir pourquoi et c’est exactement ce qu’il s’est passé au cours de la Première Guerre mondiale. Ce sentiment m’a accompagné tout au long de l’écriture du Soldat inconnu : Combien de gens, que ce soit au nom de l’Internationale, de l’arnarchisme ou, comme ce soldat, au nom de la patrie, sont partis se faire foutre en l’air en chantant ? À chaque fois c’est pour une raison ou une cause différente mais le résultat est immanquablement le même. Ce sont des générations entières de jeunes gens partis à la guerre en chantant, qui peuplent aujourd’hui les cimetières de la planète.
Quand tu parles de cette tour qui fait des jaloux, on a l’impression que tu nous racontes l’histoire de la construction européenne. C’est une œuvre politique que tu as voulu écrire ?
Je ne sais pas mais on sait tellement peu de cette construction européenne… J’espère bien sûr qu’il n’y aura pas une autre guerre un jour, même si on peut dire qu’il y a déjà une guerre entre le nord et le sud qui pour le moment est seulement mentale et financière. Quand on voit la prédominance de certains pays sur d’autres, on se demande où cette histoire, entre les riches et les pauvres, va nous mener. Il y a un peu tout ça en résonance dans ma pièce mais sans prétention de donner des leçons à quiconque. Ici, c’est juste un soldat qui est devenu fou et qui se souvient de la construction de Babel. On lui a dit : « si tu vas à la guerre c’est pour défendre ça ». Il y est allé, il a vu ce qu’il a vu et il est resté inconnu. L’histoire est aussi simple ou absurde que ça.
Ce soldat n’est pas totalement inconnu puique, dès le départ il semblerait qu’il ait eu un nom, celui du baryton Lionel Peintre. Tu as immédiatement pensé à lui pour l’interpréter ?
Bien sûr. J’ai écrit pour lui les Jactations pour voix a cappella il y a quelques années. Le fait qu’il ait pu les chanter était déjà une prouesse. Au moment où j’ai commencé à écrire Le Soldat inconnu, savoir que c’était Lionel qui l’interpréterait était d’un grand confort pour moi. C’est compliqué de parler de Lionel parce que c’est un tout. Et ce tout est assez brillant et intelligent pour que je lui fasse confiance. Il faut dire qu’il a chanté des choses qui paraissaient impossibles à atteindre mais il les a faites. À partir de là, je sais que si Lionel me dit « j’ai travaillé mais ça, vraiment je ne peux pas », ce n’est pas la peine d’insister sur cette voie. Je lui fais également confiance, d’un point de vue purement interprétatif cette fois-ci, pour ne pas aller vers quelque chose qui ne m’intéresse pas, une interprétation que je qualifierais de psychologique ou sentimentaliste. Il restera au contraire toujours très classique dans sa façon de chanter. Il a, en plus de toutes les couleurs de sa voix, l’intelligence du texte. Dès le départ.
Tu en parles d’une telle façon que l’on a l’impression que personne d’autre que Lionel Peintre ne pourrait chanter cette pièce…
Non, bien sûr que non. Il y a d’ailleurs des chanteurs qui ont interprété les Jactactions dans différents pays et qui l’ont très bien fait. Peut-être que la partition finalement induit cette façon de chanter. On ne peut pas vraiment s’écarter de cela parce qu’on n’a pas le temps. Je bloque la forme d’une façon tellement forte qu’on n’a pas le temps de faire justement ce que je n’aime pas : ajouter du théatre, ajouter des sentiments ou je ne sais quoi encore. Dans le Soldat inconnu, j’ai fait en sorte que les lois physique du chant induisent une interprétation supplémentaire. Je m’explique : quand le soliste doit être, pour les besoins de l’interprétation, fatigué ou essoufflé, il l’est réellement. La pièce est écrite de façon à ce que le chanteur soit réellement à bout de souffle à ce moment là. Donc il est inutile, et d’ailleurs impossible, d’ajouter de la fatigue et de l’essoufflement. C’était déjà le cas dans les Récitations : quand on ne respire plus, pendant un moment, la voix n’est pas la même que quand on respire normalement. Il n’y a vraiment rien à ajouter là-dessus, il faut juste faire.
Saurais-tu nous dire comment cela se passe le premier matin où tu t’assieds à ta table de travail pour écrire Le Soldat inconnu ?
Il n’y a pas vraiment de premier matin. On commence par constituer un matériau uniquement musical qui est assez anodin en soi. Ce sont des polyphonies, des formes, des petits bouts de musique… comme des fragments constitués pour les instruments et pour la voix. Et puis vient un moment où tous ces fragments finissent pas avoir quelque chose à dire ensemble. Parfois on se trompe et ils n’ont pas grand chose à se dire. Dans ce cas-là, on recommence. Et puis parfois il va y avoir un énième fragment qui va tout catalyser et permettre à la pièce de se mettre en place. Celui-ci serait une sorte de « fragment angulaire » comme on parlerait de « pierre angulaire » en architecture. Ce qui est certain, c’est que l’écriture n’est en rien linéaire.
Quand tu as commencé l’écriture du Soldat, tu venais de terminer pour le Klangforum Wien, Situations, qui est aussi une pièce pour ensemble mais sans soliste cette-fois. Est-ce que le fait d’être passé immédiatement après à l’écriture duSoldat a pu influencer cette dernière ?
Très certainement mais je ne saurais pas dire en quoi ni comment. Ce que je sais, c’est que j’ai eu beaucoup de mal à revenir au texte. C’était très difficile de revenir à un personnage qu’il fallait fabriquer de toute pièce, un personnage qui n’est pas donné d’avance. Le principe de Situations était de réaliser un portrait, qu’il soit imaginaire, mental ou musical, des musiciens du Klangforum. On ne peut à ce titre pas vraiment parler de personnages puisqu’ils existent, que je les connais, que je peux leur parler, les observer. Ils sont là. Tandis que pour le Soldat il fallait fabriquer quelqu’un. La démarche est totalement inverse.
Récemment, tu as recommencé à écrire pour le grand orchestre, chose que tu n’avais pas faite depuis longtemps. Est-ce très différent de l’écriture pour un petit ensemble ?
Totalement. Les préoccupations du grand orchestre sont complétement différentes de celle de l’ensemble. C’est comme si d’une part on avait une grande usine très sophistiquée avec énormément de gens qui ont la possibilité de travailler sur des détails et d’autre part une petite formation artisanale où finalement tout est fait… de façon artisanale, je ne peux pas dire mieux. Avec le petit ensemble, on est plus proche du format humain qu’avec la grande machine orchestrale.
Quand il s’agit d’écrire pour le grand orchestre tu n’as absolument pas recours à la microtonalité, qui est pourtant une de tes marques de fabrique. Pourquoi ce choix ?
Tout mon système est basé là-dessus mais je n’ai pas osé l’employer pour le grand orchestre. Je ne voulais pas ajouter de la difficulté. Contrôler les quarts de ton avec un grand orchestre me paraît un peu illusoire. Je dis ça mais si on imaginait que mes pièces puissent être jouées dans 50 ans et que les orchestres aient alors la possibilité de travailler autant mes Quatre Étudesqu’une symphonie de Brahms par exemple, on pourrait peut-être réussir à gérer cette microtonalité. Mais moi, je veux un résultat tout de suite. Ce qui m’intéresse c’est de pouvoir écouter la pièce de mon vivant.
Tu es en train de nous dire que tu écris pour toi ?
J’écris très exactement pour entendre des choses que je n’ai jamais entendues avant. Mais cela ne marche pas à tous les coups. Quand j’entends une de mes pièces en ayant l’impression de l’avoir déjà entendue quelque part, je me dis , « là mon petit vieux tu t’es un peu trompé ! ». Dans une certaine mesure, on peut effectivement dire que j’écris pour moi mais en partageant avec ceux qui vont recevoir cette musique. C’est une façon de leur envoyer des missives en espérant toujours qu’ils répondent. Même si la première missive, oui, elle est toujours pour soi-même.
Propos recueillis par Francine Lajournade-Bosc / Paris, le 3 février 2014.