Opéra. Création les 26, 27, 29, 30 et 31 juillet 1976
au Cloître des Célestins - XXXè Festival d'Avignon. Reprise Atelier lyrique du Rhin le 10 mars 1977
Théâtre municipal de Colmar
Musique : Georges Aperghis
Texte : Marie-Noëlle Rio (d'après S. Freud)
Direction musicale : Yves Prin
Dramaturgie et mise en scène : Pierre Barrat
Scénographie : Yannis Kokkos
Eclairages : Alain Banville
Assistant décorateur : François Hoang
en coproduction avec l'Atelier Lyrique du Rhin
Distribution
Serge, l'homme aux loups : Christian Tréguier
Anna, sa grande soeur : Laure Boutet de Montvel
Maman : Micaela Etcheverry
Papa : Georges Jollis
Grand-mère : Martine Viard
Grand-père : Roger Leroy
Nania, la nourrice chérie : Marie Trudel
La gouvernante anglaise : Régine Fruchout
Le quatuor des analystes : Jacques Bona, Pierre Danais, Christian Davesnes, Paul Guigue
Le psychanalyste : Pierre Barrat
Les servantes : Sophie Barrat, Evelyne Furstoss
Instrumentistes : Bernard Talet, Vincent Bauer, Jacques Cazaucan, Philippe Chérond, Jacques di Donato, Renaud François, Claude Lavoix, Alain Meunier, Jacques Noureddin
Le rêve
« J'ai rêvé qu'il faisait nuit et que j'étais couché dans mon lit. (Mon lit avait les pieds tournés vers la fenêtre ; devant la fenêtre il y avait une rangée de vieux noyers. Je sais avoir rêvée cela l'hiver et la nuit.) Tout d'un coup la fenêtre s'ouvre d'elle-même et, à ma grande terreur, je vois que , sur le grand noyer en face de la fenêtre, plusieurs loups sont assis. Il y en avait six ou sept. Les loups étaient tout blancs et ressemblaient plutôt à des renards ou à des chiens de berger, car ils avaient de grandes queues comme les renards et leurs oreilles étaient dressées comme chez les chiens quand ceux-ci sont attentifs à quelque choses. En proie à une grande terreur, évidemment d'être mangé par des loups, je criai et m'éveillai.
Ma bonne accourut auprès de mon lit afin de voir ce qui m'était arrivé. Il me fallut un bon moment pour être convaincu que ce n'avait été qu'un rêve, tant m'avait semblé vivant et clair le tableau de la fenêtre s'ouvrant et des loups assis sur l'arbre. Je me calmai enfin, me sentis comme délivré d'un danger et me redormis.
La seule action ayant eu lieu dans le rêve était l'ouverture de la fenêtre, car les loups étaient assis tout à fait tranquilles et sans faire aucun mouvement sur les branches, à droite et à gauche du tronc, et me regardaient. On aurait dit qu'ils avaient toute leur attention fixée sur moi. Je crois que ce fût là mon premier rêve d'angoisse. J'avais alors 3, 4 tout au plus 5 ans. De ce jour jusqu'à mon 11è ou 12è année j'eus toujours peur de voir quelque chose dans mes rêves. »
S.Freud in "L'homme aux loups, histoire d'une névrose infantile"
Le spectacle
Posons d'emblée qu'Histoire de loups n'est pas la mise en spectacle d'une psychanalyse - en l'occurrence celle de « L'homme aux loups », l'une des plus célèbres parmi celles dont Freud a rendu compte. Un rêve tient une place centrale dans l'analyse de ce patient, Serge. C'est ce rêve uniquement qui, ici, nous occupe, et non pas le tableau clinique de l'analysé. Notre point de départ, c'est donc un rêve (une image centrale), le corps du spectacle, sa genèse, notre aboutissement, son élucidation.
Dans l'analyse de ce rêve, deux histoires de loups, « le loup et les sept chevreaux », « le loup et le tailleur », jouent un rôle capital. Si, comme le dit Lacan, « le loup nous relie directement à une fonction plus large sur le plan mythique, folklorique, religieux, primitif », c'est que ces contes appartiennent à notre histoire à tous, comme aussi « Le petit chaperon rouge », « Le roman de Renart », les comptines de loup, toujours va nous manger.
Ça nous renvoie à des souvenirs d'enfance, et c'est bien sûr d'un roman familial qu'il s'agit : Serge (l'homme aux loups), Anna sa soeur plus âgée, maman, papa, grand-mère, grand-père, Nania la nourrice chérie, une gouvernante anglaise en sont les héros. D'une classe aussi et de ses lois, celle de riches propriétaires terriens de la Russie Tzariste à la fin du siècle dernier.
L'homme qui parle, « l'homme aux loups » justement, a trente ans. Tout ce qui va se reconstruire sous nos yeux, à la faveur de ce rêve, se produit entre sa première et cinquième année. Il faut donc un psychanalyste, ce ne peut être qu'à lui que ce discours (en navette) s'adresse. Autour du psychanalyste, quatre hommes ( ses disciples ? ses dissidents de l'école de Vienne ? des spectateurs ? un choeur antique ? )se mêlent de tout, surtout si ça ne les regarde pas, dans un zèle et une hâte brouillonne.
Au présent donc, un psychanalyste et quatre sbires douteux.
Au passé-présent, un roman familial.
A la jonction, Serge ; et la musique.
Car Histoire de loups est un opéra. La musique en est a trame : dans ce téléscopage du présent et de l'histoire, du réel et de l'imaginaire, elle en dit plus que les mots, elle est le vacillement même du discours du sujet. Elle joue le rôle de la mémoire (auditive), et du non-dit ; elle rend compte de l'inconscient.
Commentant non sans humour le puzzle qui se réalise peu à peu sous nos yeux, elle interdit l'engluement, la tranche de vie, l'anecdote. C'est un espace non plus sensible, mais consumé, qu'elle nous aide à voir.
Marie-Noël Rio
Extraits de presse
L'Ane, le magazine Freudien (mai-juin 1983).
Propos recueillis par Judith Miller.
Vous êtes je crois le premier compositeur à avoir osé monter un opéra à partir d'une oeuvre de Freud, L'homme aux loups.
G.A - Je ne peux voir la vie autrement que sous un aspect ludique, sans prendre au sérieux les actions humaines, avec l'impression que l'on joue toujours à quelque chose. Par exemple, là, si nous avions trente ans de moins, nous dirions : « Et si on faisait une interview ? » . J'ai aussi tendance à ne pas beaucoup séparer le monde animal du monde humain - je dis animal, dans le meilleur sens du terme : les hommes peuvent être aussi majestueux que certains animaux. Dans l'histoire du loup, ces deux pentes sont présentes.
Quelle place la musique a-t-elle eue dans votre choix ?
G.A - Elle pemettait de raconter ce texte d'une manière intéressante, avec beaucoup de poésie et une certaine hystérie. Grâce aux voix, elle apportait une transposition radicale qui permettait de rendre la famille présente en permanence, comme dans une maison hantée par des propos proférés à des années d'intervalle, qui continuent à planer, et de temps en temps se révèlent à l'oreille. L'écriture musicale rendait aussi possible le mélange des voix de Serge racontant son enfance sur le divan et de ceux qui remplissait cette enfance.
Dans l'analyse, il arrive tant de choses qu'il n'y a plus rien, si ce n'est le blanc, le bruit-blanc. Tout le travail est de faire apparaître, de parvenir à focaliser un petit détail, tel le papillon jaune qui bat des ailes. Là, la musique a un rôle - ou plutôt le prétexte comportait des situations musicales formidables.
Vous n'avez pas voulu que la musique illustre le texte de Freud ?
G.A - Non, pas du tout. Pour moi, l'enseignement de l'analyse est que n'importe quel détail, aussi insignifiant soit-il, peut devenir formidable, que tout dépend de l'état d'esprit où l'on se trouve et de ce qu'on veut. Je me suis aperçu qu'aucune mélodie n'est plus belle qu'une autre, mais que certaines ont une charge : ce qui compte c'est que tel objet - le plus banal - puisse raconter ce qu'on veut lui faire dire. Je commence toujours par une forme - presque anodine, comme les dessins que l'on gribouille en téléphonant. Or cette forme se révèle toujours ne pas être innocente ; elle ne peut être indifférente : si je l'ai faite, c'est que quelque chose s'y produit. Comment en pas la détruire, la laisser vivre ?
Composer, est-ce désarticuler cette forme ?
G.A - Parfois. Par exemple, pour revenir à l'Homme des loups, jamais deux personnages ne jouaient seulement le contenu d'une scène. Pour être plus objectif encore, pour ne pas créer une forme influencée par ce contenu, je trouvais des formes anciennes écrites pour autre chose. Le jeu consiste à être aux aguets de ce que propose la forme, sans tricher : si le personnage est en train de mourir, et si la forme dit qu'il faut rire, il faut le faire rire. On se raconte alors un scénario incroyable pour que la chose ait l'air d'aller de soi.
Vous inventez un scénario pour ce qui s'impose soit accepté ?
G.A - Les comportements humains sont si complexes que l'on trouve toujours une histoire qui colle. Ce que j'aime au théâtre ou dans la musique, c'est ce qui est transposé, ce qui se plie à des conventions précises, voire féroces. Par exemple, le théâtre No.
Vous disiez que la musique permettait au public de partager le fantasme de l'Homme aux loups. Direz vous que sa fonction est hystérisante ?
G.A - Une de ses fonctions, pour la musique de représentation ; sans parler d'hystérie, la musique opère une transposition qui fait vivre à une autre vitesse, le cerveau se met à vibrer autrement. Par exemple, dans une pièce pour harpe, j'utilise des textes travaillés de façon à ce que l'on n'entende pas des mots, mais des phonèmes. Dits à une vitesse qui dépasse celle de la locution normale, ils ne forment pas de vrais mots, mais on donne sens au non-sens, avant même qu'on puisse savoir vraiment si quelque chose est dit. Un sens est produit par sa précipitation.
Extrait de presse festival d'Avignon 1976
Colette Godard - Le Monde 31-7-76
.... « la musique de Georges Aperghis tisse les couleurs d'un récit heurtées à plusieurs niveaux. A l'élégant brouhaha du roman familial se mêle le bruissement des souvenirs étouffés que tranche le récit saccadé du rêve... les sons, les voix, les onomatopées et les chants vont suivre les errances d'une marche aveugle jalonnée de pièges, trajet ébréché, poursuite haletante d'une vérité qui fuit, et les pulsations d'un esprit torturé, l'opposition ironique d'une souffrance énorme et de sa toute-puissance tyrannique avec l'anecdote d'où elle est née. Et elle retrouve sa gravité mythique en reprenant sa place, la place première. Georges Aperghis donne simultanément la raison et l' »irraison » et le parcours sensible qui les réunit.. »
Maurice Fleuret - Le Nouvel Observateur - 6-9-76
.... »Histoires de loups de Georges Aperghis, pièce exceptionnellement dense et homogène, bénéficie d'un très prenant récit tiré par Marie-Noëlle Rio de la célèbre psychanalyse freudienne..... Aperghis fait ici une grande oeuvre de musique, un opéra au plein sens du terme, où le son dit tout ce que ne saurait dire le verbe et suscite spontanément, de plus, les images scéniques. Le rapport chant-orchestre évolue et se transforme ans cesse dans les profondeurs, épouse toutes les situations dramatiques, coule comme un grand fleuve dans tous les lits possibles de l'expression. Le chant occupe d'instinct et de droit le devant de la scène. Et, pour notre plaisir, le théâtre musical redevient du théâtre chanté. Porté par la musique autant que par le sujet, Pierre Barrat a mis en action - plutôt qu'en scène - cette Histoire de loups avec une justesse, une finesse psychologique, une économie de moyen et une pure beauté plastique qui triomphe même des handicaps du plein air. Sous les artifices renouvelés d'un art lyrique qui ose enfin redire son nom, la représentation retrouve sa nécessité. »
Gérard Condé - Opéra - octobre 76
Aperghis sait admirablement créer une ambiance avec les seuls instruments, exactement comme Wagner (l'orchestre exprime à la fois l'inconscient des personnages et le contexte sensible dans lequel ils évoluent) et cela très souvent avec les moyens les plus simples; mais il connaît également les limites de cette façon de faire et n'oublie jamais qu'un geste musico-dramatique peut toujours devenir le point de départ d'un développement musical qui correspondra au prolongement dramatique de la situation de départ. En outre, un examen un peu approfondi de la partition permettrait sans doute de distinguer les intentions qu'on perçoit seulement de manière allusive à l'audition : le retour de certains motifs, de certains instruments, l'adéquation d'un élément de la symbolique musicale à telle situation en cours ou à venir. Un ouvrage qui « fonctionne » à première audition mais qui laisse autant à découvrir pour les suivantes, cela ne se rencontre pas tous les jours...
Le mélange occasionnel de plusieurs langues : slave pour la famille, allemand pour les analystes, d'onomatopées, permet un lien direct entre la scène et les sonorités de l'orchestre : l'expressivité venant de la ligne vocale et non plus en premier lieu des mots sur lesquels elle s'inscrit. La partition requiert 12 chanteurs avec la plupart des types de voix traditionnels : on y trouve tous les modes d'émission, depuis le parlé simple jusqu'au style arioso avec les intermédiaires. S'il n'y a pas d'airs à proprement parler, les récitatifs ne sont jamais purement fonctionnels et il faut signaler plusieurs ensembles « parfaitement maîtrisés », pour reprendre l'expression banale, d'une réalité peu ordinaire.... Les chanteurs de l'atelier lyrique du Rhin ont accompli un travail remarquable.
Brigitte Massin - Panorama de la musique - octobre 76
« Le chemin est difficile qui mène au juste équilibre du théâtre musical, à la fusion de la musique, du discours et du jeu scénique. « Histoire de loups » marque un pas important dans cette direction... Sur un thème difficile une oeuvre impressionnante. Un beau travail de l'Atelier lyrique du Rhin dirigé par Pierre Barrat, à ne pas manquer en Alsace pour la reprise cet Hiver. »
au Cloître des Célestins - XXXè Festival d'Avignon. Reprise Atelier lyrique du Rhin le 10 mars 1977
Théâtre municipal de Colmar
Musique : Georges Aperghis
Texte : Marie-Noëlle Rio (d'après S. Freud)
Direction musicale : Yves Prin
Dramaturgie et mise en scène : Pierre Barrat
Scénographie : Yannis Kokkos
Eclairages : Alain Banville
Assistant décorateur : François Hoang
en coproduction avec l'Atelier Lyrique du Rhin
Distribution
Serge, l'homme aux loups : Christian Tréguier
Anna, sa grande soeur : Laure Boutet de Montvel
Maman : Micaela Etcheverry
Papa : Georges Jollis
Grand-mère : Martine Viard
Grand-père : Roger Leroy
Nania, la nourrice chérie : Marie Trudel
La gouvernante anglaise : Régine Fruchout
Le quatuor des analystes : Jacques Bona, Pierre Danais, Christian Davesnes, Paul Guigue
Le psychanalyste : Pierre Barrat
Les servantes : Sophie Barrat, Evelyne Furstoss
Instrumentistes : Bernard Talet, Vincent Bauer, Jacques Cazaucan, Philippe Chérond, Jacques di Donato, Renaud François, Claude Lavoix, Alain Meunier, Jacques Noureddin
Le rêve
« J'ai rêvé qu'il faisait nuit et que j'étais couché dans mon lit. (Mon lit avait les pieds tournés vers la fenêtre ; devant la fenêtre il y avait une rangée de vieux noyers. Je sais avoir rêvée cela l'hiver et la nuit.) Tout d'un coup la fenêtre s'ouvre d'elle-même et, à ma grande terreur, je vois que , sur le grand noyer en face de la fenêtre, plusieurs loups sont assis. Il y en avait six ou sept. Les loups étaient tout blancs et ressemblaient plutôt à des renards ou à des chiens de berger, car ils avaient de grandes queues comme les renards et leurs oreilles étaient dressées comme chez les chiens quand ceux-ci sont attentifs à quelque choses. En proie à une grande terreur, évidemment d'être mangé par des loups, je criai et m'éveillai.
Ma bonne accourut auprès de mon lit afin de voir ce qui m'était arrivé. Il me fallut un bon moment pour être convaincu que ce n'avait été qu'un rêve, tant m'avait semblé vivant et clair le tableau de la fenêtre s'ouvrant et des loups assis sur l'arbre. Je me calmai enfin, me sentis comme délivré d'un danger et me redormis.
La seule action ayant eu lieu dans le rêve était l'ouverture de la fenêtre, car les loups étaient assis tout à fait tranquilles et sans faire aucun mouvement sur les branches, à droite et à gauche du tronc, et me regardaient. On aurait dit qu'ils avaient toute leur attention fixée sur moi. Je crois que ce fût là mon premier rêve d'angoisse. J'avais alors 3, 4 tout au plus 5 ans. De ce jour jusqu'à mon 11è ou 12è année j'eus toujours peur de voir quelque chose dans mes rêves. »
S.Freud in "L'homme aux loups, histoire d'une névrose infantile"
Le spectacle
Posons d'emblée qu'Histoire de loups n'est pas la mise en spectacle d'une psychanalyse - en l'occurrence celle de « L'homme aux loups », l'une des plus célèbres parmi celles dont Freud a rendu compte. Un rêve tient une place centrale dans l'analyse de ce patient, Serge. C'est ce rêve uniquement qui, ici, nous occupe, et non pas le tableau clinique de l'analysé. Notre point de départ, c'est donc un rêve (une image centrale), le corps du spectacle, sa genèse, notre aboutissement, son élucidation.
Dans l'analyse de ce rêve, deux histoires de loups, « le loup et les sept chevreaux », « le loup et le tailleur », jouent un rôle capital. Si, comme le dit Lacan, « le loup nous relie directement à une fonction plus large sur le plan mythique, folklorique, religieux, primitif », c'est que ces contes appartiennent à notre histoire à tous, comme aussi « Le petit chaperon rouge », « Le roman de Renart », les comptines de loup, toujours va nous manger.
Ça nous renvoie à des souvenirs d'enfance, et c'est bien sûr d'un roman familial qu'il s'agit : Serge (l'homme aux loups), Anna sa soeur plus âgée, maman, papa, grand-mère, grand-père, Nania la nourrice chérie, une gouvernante anglaise en sont les héros. D'une classe aussi et de ses lois, celle de riches propriétaires terriens de la Russie Tzariste à la fin du siècle dernier.
L'homme qui parle, « l'homme aux loups » justement, a trente ans. Tout ce qui va se reconstruire sous nos yeux, à la faveur de ce rêve, se produit entre sa première et cinquième année. Il faut donc un psychanalyste, ce ne peut être qu'à lui que ce discours (en navette) s'adresse. Autour du psychanalyste, quatre hommes ( ses disciples ? ses dissidents de l'école de Vienne ? des spectateurs ? un choeur antique ? )se mêlent de tout, surtout si ça ne les regarde pas, dans un zèle et une hâte brouillonne.
Au présent donc, un psychanalyste et quatre sbires douteux.
Au passé-présent, un roman familial.
A la jonction, Serge ; et la musique.
Car Histoire de loups est un opéra. La musique en est a trame : dans ce téléscopage du présent et de l'histoire, du réel et de l'imaginaire, elle en dit plus que les mots, elle est le vacillement même du discours du sujet. Elle joue le rôle de la mémoire (auditive), et du non-dit ; elle rend compte de l'inconscient.
Commentant non sans humour le puzzle qui se réalise peu à peu sous nos yeux, elle interdit l'engluement, la tranche de vie, l'anecdote. C'est un espace non plus sensible, mais consumé, qu'elle nous aide à voir.
Marie-Noël Rio
Extraits de presse
L'Ane, le magazine Freudien (mai-juin 1983).
Propos recueillis par Judith Miller.
Vous êtes je crois le premier compositeur à avoir osé monter un opéra à partir d'une oeuvre de Freud, L'homme aux loups.
G.A - Je ne peux voir la vie autrement que sous un aspect ludique, sans prendre au sérieux les actions humaines, avec l'impression que l'on joue toujours à quelque chose. Par exemple, là, si nous avions trente ans de moins, nous dirions : « Et si on faisait une interview ? » . J'ai aussi tendance à ne pas beaucoup séparer le monde animal du monde humain - je dis animal, dans le meilleur sens du terme : les hommes peuvent être aussi majestueux que certains animaux. Dans l'histoire du loup, ces deux pentes sont présentes.
Quelle place la musique a-t-elle eue dans votre choix ?
G.A - Elle pemettait de raconter ce texte d'une manière intéressante, avec beaucoup de poésie et une certaine hystérie. Grâce aux voix, elle apportait une transposition radicale qui permettait de rendre la famille présente en permanence, comme dans une maison hantée par des propos proférés à des années d'intervalle, qui continuent à planer, et de temps en temps se révèlent à l'oreille. L'écriture musicale rendait aussi possible le mélange des voix de Serge racontant son enfance sur le divan et de ceux qui remplissait cette enfance.
Dans l'analyse, il arrive tant de choses qu'il n'y a plus rien, si ce n'est le blanc, le bruit-blanc. Tout le travail est de faire apparaître, de parvenir à focaliser un petit détail, tel le papillon jaune qui bat des ailes. Là, la musique a un rôle - ou plutôt le prétexte comportait des situations musicales formidables.
Vous n'avez pas voulu que la musique illustre le texte de Freud ?
G.A - Non, pas du tout. Pour moi, l'enseignement de l'analyse est que n'importe quel détail, aussi insignifiant soit-il, peut devenir formidable, que tout dépend de l'état d'esprit où l'on se trouve et de ce qu'on veut. Je me suis aperçu qu'aucune mélodie n'est plus belle qu'une autre, mais que certaines ont une charge : ce qui compte c'est que tel objet - le plus banal - puisse raconter ce qu'on veut lui faire dire. Je commence toujours par une forme - presque anodine, comme les dessins que l'on gribouille en téléphonant. Or cette forme se révèle toujours ne pas être innocente ; elle ne peut être indifférente : si je l'ai faite, c'est que quelque chose s'y produit. Comment en pas la détruire, la laisser vivre ?
Composer, est-ce désarticuler cette forme ?
G.A - Parfois. Par exemple, pour revenir à l'Homme des loups, jamais deux personnages ne jouaient seulement le contenu d'une scène. Pour être plus objectif encore, pour ne pas créer une forme influencée par ce contenu, je trouvais des formes anciennes écrites pour autre chose. Le jeu consiste à être aux aguets de ce que propose la forme, sans tricher : si le personnage est en train de mourir, et si la forme dit qu'il faut rire, il faut le faire rire. On se raconte alors un scénario incroyable pour que la chose ait l'air d'aller de soi.
Vous inventez un scénario pour ce qui s'impose soit accepté ?
G.A - Les comportements humains sont si complexes que l'on trouve toujours une histoire qui colle. Ce que j'aime au théâtre ou dans la musique, c'est ce qui est transposé, ce qui se plie à des conventions précises, voire féroces. Par exemple, le théâtre No.
Vous disiez que la musique permettait au public de partager le fantasme de l'Homme aux loups. Direz vous que sa fonction est hystérisante ?
G.A - Une de ses fonctions, pour la musique de représentation ; sans parler d'hystérie, la musique opère une transposition qui fait vivre à une autre vitesse, le cerveau se met à vibrer autrement. Par exemple, dans une pièce pour harpe, j'utilise des textes travaillés de façon à ce que l'on n'entende pas des mots, mais des phonèmes. Dits à une vitesse qui dépasse celle de la locution normale, ils ne forment pas de vrais mots, mais on donne sens au non-sens, avant même qu'on puisse savoir vraiment si quelque chose est dit. Un sens est produit par sa précipitation.
Extrait de presse festival d'Avignon 1976
Colette Godard - Le Monde 31-7-76
.... « la musique de Georges Aperghis tisse les couleurs d'un récit heurtées à plusieurs niveaux. A l'élégant brouhaha du roman familial se mêle le bruissement des souvenirs étouffés que tranche le récit saccadé du rêve... les sons, les voix, les onomatopées et les chants vont suivre les errances d'une marche aveugle jalonnée de pièges, trajet ébréché, poursuite haletante d'une vérité qui fuit, et les pulsations d'un esprit torturé, l'opposition ironique d'une souffrance énorme et de sa toute-puissance tyrannique avec l'anecdote d'où elle est née. Et elle retrouve sa gravité mythique en reprenant sa place, la place première. Georges Aperghis donne simultanément la raison et l' »irraison » et le parcours sensible qui les réunit.. »
Maurice Fleuret - Le Nouvel Observateur - 6-9-76
.... »Histoires de loups de Georges Aperghis, pièce exceptionnellement dense et homogène, bénéficie d'un très prenant récit tiré par Marie-Noëlle Rio de la célèbre psychanalyse freudienne..... Aperghis fait ici une grande oeuvre de musique, un opéra au plein sens du terme, où le son dit tout ce que ne saurait dire le verbe et suscite spontanément, de plus, les images scéniques. Le rapport chant-orchestre évolue et se transforme ans cesse dans les profondeurs, épouse toutes les situations dramatiques, coule comme un grand fleuve dans tous les lits possibles de l'expression. Le chant occupe d'instinct et de droit le devant de la scène. Et, pour notre plaisir, le théâtre musical redevient du théâtre chanté. Porté par la musique autant que par le sujet, Pierre Barrat a mis en action - plutôt qu'en scène - cette Histoire de loups avec une justesse, une finesse psychologique, une économie de moyen et une pure beauté plastique qui triomphe même des handicaps du plein air. Sous les artifices renouvelés d'un art lyrique qui ose enfin redire son nom, la représentation retrouve sa nécessité. »
Gérard Condé - Opéra - octobre 76
Aperghis sait admirablement créer une ambiance avec les seuls instruments, exactement comme Wagner (l'orchestre exprime à la fois l'inconscient des personnages et le contexte sensible dans lequel ils évoluent) et cela très souvent avec les moyens les plus simples; mais il connaît également les limites de cette façon de faire et n'oublie jamais qu'un geste musico-dramatique peut toujours devenir le point de départ d'un développement musical qui correspondra au prolongement dramatique de la situation de départ. En outre, un examen un peu approfondi de la partition permettrait sans doute de distinguer les intentions qu'on perçoit seulement de manière allusive à l'audition : le retour de certains motifs, de certains instruments, l'adéquation d'un élément de la symbolique musicale à telle situation en cours ou à venir. Un ouvrage qui « fonctionne » à première audition mais qui laisse autant à découvrir pour les suivantes, cela ne se rencontre pas tous les jours...
Le mélange occasionnel de plusieurs langues : slave pour la famille, allemand pour les analystes, d'onomatopées, permet un lien direct entre la scène et les sonorités de l'orchestre : l'expressivité venant de la ligne vocale et non plus en premier lieu des mots sur lesquels elle s'inscrit. La partition requiert 12 chanteurs avec la plupart des types de voix traditionnels : on y trouve tous les modes d'émission, depuis le parlé simple jusqu'au style arioso avec les intermédiaires. S'il n'y a pas d'airs à proprement parler, les récitatifs ne sont jamais purement fonctionnels et il faut signaler plusieurs ensembles « parfaitement maîtrisés », pour reprendre l'expression banale, d'une réalité peu ordinaire.... Les chanteurs de l'atelier lyrique du Rhin ont accompli un travail remarquable.
Brigitte Massin - Panorama de la musique - octobre 76
« Le chemin est difficile qui mène au juste équilibre du théâtre musical, à la fusion de la musique, du discours et du jeu scénique. « Histoire de loups » marque un pas important dans cette direction... Sur un thème difficile une oeuvre impressionnante. Un beau travail de l'Atelier lyrique du Rhin dirigé par Pierre Barrat, à ne pas manquer en Alsace pour la reprise cet Hiver. »